Pourquoi la sociologie persiste-t-elle à prendre des systèmes de pensée personnels pour des théories scientifiques ? En la condamnant à se contenter de pseudo-théories, cette méprise compromet son avenir ; elle en fait non une science imparfaite, momentanément retardée par des théories fausses, mais une pseudo-science.
Pour sortir de cette confusion, la sociologie doit trouver des manières de théoriser adaptées aux contraintes que son objet impose à son point de vue. Contre l’esprit de système, il faut cultiver l’esprit de contradiction ; en accord avec Popper, le sociologue doit tout faire pour exposer ses idées et ses parti pris interprétatifs à la réfutation d’un ordre de réalité qui ne leur oppose pas de résistance matérielle. Mais la sociologie, pour devenir une science, n’a pas à s’aligner sur l’épistémologie idéale des sciences physiques. Tout au contraire : la tentation réductionniste risque de l’enfermer dans la spéculation. Les maîtres mots caractéristiques des pseudo-théories (inconscient, lutte des classes, structure ou habitus) ressemblent en effet à s’y méprendre à des axiomes. Le sociologue doit donc, contre Popper, généraliser par inductions successives, en partant de l’observation, de la comparaison et du classement des faits.
Cette théorisation progressive, bottom up, pose d’autres problèmes. Les classements des sociologues sont-ils des taxinomies ou des typologies ? Dans quelle mesure les types idéaux des sociologues s’apparentent-ils aux modèles des sciences formelles, dans quelle mesure se rapprochent-ils des types littéraires ? Comment contrôler les ambiguïtés du langage naturel, dont le pouvoir d’évocation assure le contact avec la réalité ? Les théories-récits des sciences historiques et les théories-modèles des sciences nomothétiques ne se rattachent-elles pas à des conceptions différentes de la causalité, du temps ou de la preuve ? Peut-on, avec Cournot, reconnaître l’existence du hasard sans renoncer à la recherche des causes ? Comment échapper au réductionnisme sans verser dans le relativisme et s’engager dans l’impasse d’une « troisième voie » ?
Telles sont les questions auxquelles s’efforce de répondre cet ouvrage, qui n’est ni un traité, ni un manuel, mais un précis d’épistémologie appliquée, et si possible applicable. On ne se propose pas d’édicter des règles (pseudo) théoriques, mais on ne se contente pas davantage de donner des recettes empiriques ; à partir de l’examen des pratiques de recherche, on essaie de dégager quelques principes utiles, capables d’aider et d’encourager les nouvelles générations de chercheurs à éviter les dérives dans lesquelles la sociologie s’est égarée, et à s’affranchir des alternatives qui la condamnent à contrefaire les sciences mathématisées ou à tourner en rond au rythme des modes intellectuelles.