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Quoiqu’il ait longtemps été défini par son indétermination, le roman est un genre fortement contraint, depuis ses origines, par l’exigence toute profane de se consacrer à l’imperfection humaine. S’inscrivant dans les marges des grands genres, l’épopée et la tragédie, il prend pour objet la dimension ordinaire de l’existence, souvent à travers des aventures amoureuses écrites dans un style qui tienne le milieu entre le sublime et le bas. En posant les jalons d’une nouvelle histoire du roman, Sylvie Thorel-Cailleteau montre comment prend forme cet art de la médiocrité, lié à l’exercice de la prose et dont les expressions varient : alors que, dans son acception classique, la médiocrité désignait la convenance de l’œuvre à un public choisi, elle tend par la suite à se confondre avec la vulgarité, sinon la trivialité, dont les romanciers du XIXe siècle tentaient d’extraire une saisissante beauté. Le genre romanesque a évolué jusqu’au point où son antique vocation de peindre ce qui est simplement humain le conduit à représenter la défaite des valeurs dont il se réclamait précédemment (l’amour, la vertu) et à montrer surtout notre condition mortelle. Au lieu de tisser ensemble des histoires consolantes, suivant l’ancienne formule, il en vient à dire exclusivement, ainsi dans les dernières œuvres de Beckett, l’élévation d’une voix funèbre.
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La «parité secrète» que Mallarmé percevait «entre les vieux procédés et le sortilège, que restera la poésie» conduit Mireille Ruppli et Sylvie Thorel-Cailleteau à reconsidérer l'héritage effectif «d'une étude projetée sur la Parole». Les travaux de linguistique auxquels Mallarmé s'est consacré en 1870 sont replacés ici dans leur double contexte - scientifique et littéraire - pour décrire le rôle déterminant qu'ils ont joué dans l'orientation et l'élaboration de la démarche poétique après la crise de Tournon. Restaurer les conditions de possibilité de la poésie, quand le poète ne peut plus que «chanter en désespéré», préserver le chant malgré l'impiété, malgré l'obligation de renoncer au rêve d'une élévation de l'âme vers le ciel; tel est le défi majeur que l'auteur d'Hérodiade va relever en interrogeant - tout nourri qu'il est des investigations linguistiques de l'époque - la matière et les structures complexes de la langue.
La Grammaire et le grimoire montre comment, après Poe et Baudelaire, le poète tire subtilement parti de la défaillance du vers classique à résonner justement dans un siècle incrédule; et quel sort son œuvre réserve - dans l'agencement concerté des mots sur la page - à la condition silencieuse de son art. Une définition et une pratique réfléchie de la poésie prennent forme à partir de l'attention portée aux ressources immanentes de l'écriture et de la langue, seul lieu où se déploie la «divinité de l'esprit humain». En rappelant la filiation du grimoire et de la grammaire en même temps qu'il en réinterprétait la connivence ancienne, Mallarmé inventait un lien, entre poésie et linguistique, dont l'évidence actuelle voile encore la nouveauté.
Mireille Ruppli est maître de conférences en linguistique à l'Université Reims Champagne-Ardenne et Sylvie Thorel-Cailleteau est professeur de littérature française à l'Université Charles de Gaulle-Lille 3.