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On sait ce qu'il en est de la transparence du discours, et la parole semble souvent masquer plutôt que produire ou révéler son objet. Ce volume tente d'explorer principalement l'inscription de ces pratiques retorses dans les genres littéraires aux XVIe et XVIIe siècles. Certes, les textes à clé et les déguisements d'auteur posent de manière éclatante la question de la mystification littéraire. Mais même dans les écritures revendiquant la vérité - essai, histoire, satire -, le travail de la citation, les jeux énonciatifs brouillent le genre d'origine et utilisent le détour pour accéder au vrai. Dans les genres de la fiction, le théâtre décline tous les artifices d'une représentation et d'une énonciation complexes : corps à interpréter, comédien transformé par son rôle, scènes à visées multiples, discours protéiformes - secrets, surpris, équivoques, artificieux - où s'estompent les différences entre tragédie et comédie, où émerge l'anthropologie sous-jacente. Mais c'est sans doute l'écriture romanesque qui mène le plus loin ces jeux du mensonge et de la vérité. Le titre, la traduction, les registres et les tons, les voix inscrites dans le roman, les jeux avec l'institution littéraire construisent non seulement l'©nigme de l'histoire et des personnages, mais celle de l'auteur, de ses visées et plus généralement de la signification de l'œuvre, selon un « esprit de complexité » qui définit la modernité du roman. Par l'exhibition des artifices de la littérture, c'est au déchiffrement que nous sommes invités : dans l'œuvre spirituelle où les figures sont accès à la transcendance, mais aussi dans l'œuvre de fiction où le lecteur diligent doit élucider les signes. Le plaisir du texte et la recherche du sens sont ici inséparables : la parole masquée, au cœur de toute œuvre littéraire, s'avère, paradoxalement, un puissant révélateur.
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La douceur est une notion fascinante qui s’inscrit dans la hiérarchie des styles en même temps qu’elle s’en démarque; héritée de catégories antiques (suavitas, lenitas, venustas...), elle apparaît aux XVIe et XVIIe siècles comme le lieu d’une réflexion omniprésente dans le champ de la création littéraire et artistique, mais paradoxalement mal théorisée dans les traités de rhétorique et de poétique. Ce volume, à la suite du colloque dont il rend compte, explore la dimension théorique du doux, mais aussi ses formes et sa fortune dans une période entre Renaissance et classicisme où les écritures et les genres se redéfinissent. La douceur parcourt ainsi le champ poétique, de Lemaire de Belges, Saint-Gelais, Du Bellay, Ronsard, et même, en filigrane, D’Aubigné, jusqu’à La Fontaine, de l’inspiration néo-platonicienne à l’esthétique galante. Moins attendue dans la tragédie, elle nourrit pourtant la nouvelle conception du héros tragique autant que l’anthropologie spirituelle à l’œuvre dans Esther. Sa dimension philosophique, voire métaphysique, se déploie dans toute sa diversité chez Montaigne, Pascal où Fénelon. Le doux s’avère donc un carrefour où se rencontrent l’expérience de l’intime et l’harmonie cosmique, la sensualité et la spiritualité, l’art d’écrire et l’art d’aimer, la civilité honnête et la sagesse politique, le contexte littéraire et la théorie morale. L’élaboration et les infléchissements de cette notion subtile, explicitement rattachée au génie de la langue française, révèlent en fait les modifications profondes dont le XVIe et le XVIIe siècles sont le théâtre en matière d’esthétique, d’écriture, d’imaginaire culturel.
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A partir de l’inventaire (environ 400 vocables et locutions, plus de 6 000 occurrences) et de l’analyse du vocabulaire figuré (métaphores, métonymies, synecdoques), concernant le domaine du corps, ce travail étudie dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné la rhétorique, la sémantique et la sémiotique du corps humain. Établissant des relations (sur les plans statistique et symbolique) avec les emplois au sens propre et les formes de l’anthropomorphisme religieux, l’étude des images de la vie et de la mort, des âges, du vêtement, des parties du corps, des excréments et des humeurs corporelles (en particulier le sang), de la pathologie et du mouvement permet de dégager des traits originaux de la création poétique albinéenne. Par-delà la noirceur de la représentation et les incertitudes qui s’y révèlent, par-delà une vocation argumentative de dénonciation et d’incitation, qui n’est pas toujours exempte d’arrière-pensées religieuses, le corps imaginaire des Tragiques est un corps poétique vivant.